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Réaliser qu'on est adulte et qu'on ne va pas bien.


Crédit photo - @ DomTomNews


Il est facile de se laisser emporter par le flot de la vie et des évènements qu’elle nous fait expérimenter. Il est également facile de se perdre dans ses occupations, ses pensées qui passent les unes après les autres, celles auxquelles on fait attention et celles qui ne restent dans notre mémoire que le temps d’une seconde. Il est plus évident que l’on ne croit, de se laisser submerger par les innombrables tournures des heures que nous vivons, de nos journées, de nos semaines et ainsi laisser s’enchainer des mois, avant de se rendre compte que nous n’allons pas bien. La vie, notamment la vie d’adulte nous frappe de plein fouet sans nous prévenir et on en fait l’expérience très souvent à la dure, sans repères ou avec très peu. Je me rends compte de plus en plus que je suis très souvent perdu et que ceci n’est pas un sentiment égoïste qui n’appartient qu’à moi, mais qui au contraire est largement partagé. Par qui? Par mon entourage proche notamment, amis et famille. Et même un peu éloigné. Il suffit de parler un peu à ceux qui nous entourent et on se rend rapidement compte que collectivement nous n’allons pas bien, mais masquons nos peines et nos difficultés par des sourires qui n’en sont pas, et que nous nous laissons simplement aller au lieu de vivre pleinement les instants, mais également de faire des pauses et de s’avouer que nous n’allons pas bien.


L’année 2020 a été sans trop de discussion une des plus difficiles que j’aie vécue, que nous ayons collectivement connue. Il s’est passé un nombre incalculable de changements liés à un virus que personne n’a vu venir et qui a plombé le monde entier. Le temps s’est arrêté, tout s’est cristallisé. Nous avons ensemble découvert nos limites et notre impuissance face à un ennemi invisible, qui a su nous montrer que nous n’étions rien et que nous n’allions pour les mois à venir, bouger et ne vivre qu’en fonction de lui et rien d’autre. Nous avons collectivement traversé la solitude, l’inaction forcée et subie, l’impossibilité de bouger, l’éloignement, le sentiment d’abandon, et j’en passe. Mais nous avons surtout fait face à la mort. Non pas qu’en tant qu’êtres humains conscients que la vie n’est pas éternelle et que le souffle que nous avons peut s’en aller du jour au lendemain nous ne le savions pas, mais nous n’en avions en tout cas pour une certaine génération, pas autant fait l’expérience de décès en cascade tels que cela a été le cas depuis mars 2020. Les nouvelles affolantes, sombres et anxiogènes ont meublé le temps que nous connaissions quelques semaines auparavant, comme étant léger et insouciant. Personnellement, je revenais de vacances, incontestablement les meilleures que j’avais passées depuis plusieurs années. Je me suis fait plaisir. Je suis allé me perdre sur un autre continent, j’ai fait l’expérience d’îles que petit, je n’imaginais pas un jour visiter. J’étais loin, très loin de ma terre natale, profitant du soleil, des délices de la nature et de tout ce qui pouvait me mettre dans un état d’allégresse dont j’avais tant besoin à ce moment-là. J’étais en paix, plus ou moins, pour quelques semaines car à ce moment-là, ma famille et moi traversions déjà depuis de longs et interminables mois, des moments difficiles. J’étais loin et j’étais content. J’étais loin et j’étais heureux. En tout cas je n’étais pas malheureux. Je me disais que le monde m’appartenait et si tel n’était pas le cas, qu’il m’écoutait et me faisait part de sa clémence, le temps de souffler un peu et de n’avoir sur la conscience aucune lourdeur. Dieu que j’en avais besoin!


Puis vint la fin du voyage, le retour à la réalité. On est en Mars 2020. Une semaine à peine dans le troisième mois de l’année. Je rentre chez moi, du moins, la terre qui m’accueille depuis moins d’un an maintenant à ce moment-là, le Nigéria. Je retrouve mes collègues. Ils sont contents de me revoir et moi aussi. Ils sont aussi envieux - positivement - du moment que j’ai passé. Je m’étends à coeur joie sur ces deux semaines affolantes et enivrantes. Tout va bien. Quelques jours passent. Je me sens bien et fort. Et puis, à l’aube du 4e jour après mon retour, les choses ralentissent, je me sens mal. Je suis très fatigué, j’ai des frissons, j’ai de légers maux de tête. Mais les frissons sont intenses. Je n’ai pas de fièvre, mais je suis terriblement fatigué. Je ne retourne pas au bureau le lendemain. Je demande à être arrêté quelques jours, qui me sont accordés. Je sens néanmoins une certaine inquiétude poindre au bout du fil de la part de mes supérieurs. Il faut dire que je reviens aussi des Etats-Unis, où le virus ennemi a commencé à faire rage. Ils me posent des questions, m’appellent plusieurs fois dans la journée, s’inquiètent. Je me dis, peut-être que j’ai attrapé le virus. Peut-être est-ce simplement le coup de la fatigue dû au décalage horaire, au rythme effréné des vacances que je viens de passer. Il faut dire que j’ai pris 10 vols en 14 jours. Autant dire que c’était intense. En tout cas, je m’accroche à l’idée que c’est la fatigue du voyage et pas le virus. Car je suis seul à Abuja, loin de ma famille. Je ne veux pas céder à la panique. On ne sait pas grand chose du virus à ce moment-là et les nouvelles ne s’améliorent pas. Elles empirent. Quelques jours passent et se produit ce à quoi je faisais allusion plus haut, le monde s’arrête. Tout se ferme. Les frontières sont closes en un rien de temps sur la terre entière. Inimaginable si ce n’est dans les plus grosses productions cinématographiques. Commencent alors de longs mois jonchés de décès à n’en plus finir. Par milliers. Par milliers les gens meurent. On passe de mille à deux mille puis dix mille puis vingt mille et enfin, on ne compte plus. Je ne compte plus car je refuse de céder à la panique. Ma famille est éclatée aux quatre coins de la terre: Cameroun, Côte d’Ivoire, France, Nigéria. Nous remercions tous la technologie qui nous permet de garder le contact. Nous nous parlons, nous nous tenons informés. Cela aide. Enormément. Et peu à peu, nous reprenons un peu d’optimisme. J’évite de regarder les informations trop souvent malgré une curiosité grandissante. J’évite. Et puis, une partie de mon monde s’écroule. Mon père décède.


La peine. Une peine incommensurable. Une peine indescriptible. La nouvelle n’est pas encaissable. Elle ne peut l’être. Elle est difficile, elle est dure et elle fait mal. Très mal. La peine. La tristesse. Les émotions qui sont de trop, qui se bousculent, qui se battent. Elles sortent, elles s’échappent. Au départ, c’est la stupeur. Une stupeur sourde et longue. Je ne peux pas parler. Je suis cloué par une impuissance tellement grande face à cette irréversible occurence de la vie. Les émotions se bousculent. Et là, viennent les larmes. Elles coulent. Elles coulent comme des flots saccadés dont la course n’a pas de fin. Je suis abasourdi et écroulé. Je parle à mes frères et soeurs. A ma mère. Non, nous ne nous parlons pas. Nous pleurons. C’est tout ce que nous pouvons faire. Pleurer. Les appels. Des amis. De la famille. Parfois je décroche, parfois je ne le fais pas car je ne peux pas parler. Pour dire quoi? J’ai perdu mon père. Le chef de la famille est parti. Celui par qui nous sommes tous arrivés s’en est allé. Je pleure. Je pleure. Je pleure.


Les jours passent. La tristesse est là, poignante et dure. Elle fait mal, très mal. Mais je ne peux pleurer continuellement. Le corps ne le permet pas. Je le découvre. J’en fais l’expérience. Alors je me dis, que je vais essayer d’avancer. Mais c’est compliqué, car je suis encore seul à Abuja. Je suis coincé car nous sommes en Mai et les frontières ne sont toujours pas ouvertes. Mon petit frère est seul au Cameroun. Mon grand frère est seul en Côte d’Ivoire. Ma mère Dieu merci, est entourée de mes soeurs et de mes neveux en France. Nous n’avons qu’une envie, c’est de nous retrouver, de nous étreindre et de pleurer notre patriarche tous ensemble, mais les conditions ne le permettent pas. Nous devons supporter la fatalité de la mort, accompagnée par l’impossibilité de bouger, et subir notre immobilisme. Cela n’arrange rien à la situation. Le décès de mon père venait ainsi clore quasiment deux années horribles pendant lesquelles l’anxiété de cette nouvelle planait sur nous. Mais mon père était très positif et avec lui, nous l’étions également. Mais il est des choses sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Il y a peu d’évidences sur cette terre que nous traversons, mais parmi elles, une des plus crues, une des plus cinglantes: nous allons tous mourir. Tous ceux que nous aimons vont mourir.


Suivent des mois de complications. Organiser des obsèques à distance, avoir une coordination pointue dans la plus grande imprévisibilité et l’impuissance face à la non-maîtrise des évènements. Nous y arrivons tant bien que mal. Il faut le faire, nous n’avons pas le choix. Nous ne sommes pas les seuls à traverser cela. Des amis connaissent la même chose. Des personnes proches de nous enterrent leurs bien-aimés en l’espace de 24h car il n’est pas possible vu le contexte, d’avoir des obsèques plus « normales ». Tout le monde traverse des moments incroyablement pénibles. Mais il faut continuer. Vient le moment de se retrouver, tous au Cameroun. Je passe les détails de l’organisation car tout s’est bien déroulé. Je passe aussi les détails des querelles sottes que certains membres de la famille veulent toujours créer. Nous n’en avions cure et ce n’était pas important. Ça ne l’est toujours pas à ce jour. Nous venions mettre en terre notre père et lui rendre un dernier hommage. Nous l’avons fait. La peine du dernier moment était incommensurable. Mais il faut continuer à vivre. Nous l’avons fait et avons continué nos vies ensuite. Du moins, nous devions reprendre le quotidien car les réalités vous rattrapent, que vous le vouliez ou pas.


Vient la séparation. Je n’ai pas envie de quitter mes frères et soeurs, que j’aime plus que tout au monde. Ma mère qui désormais est veuve. Mais il le faut. Nous rentrons tous. Les jours reprennent et la vie continue de faire ce qu’elle veut. Je reprends ici l’expression d’une chanteuse que j’affectionne, qui dans un refrain d’une douce mélancolie, chante: « Et la vie fait tout ce qu’elle veut, le pire et le mieux ». Ces paroles n’ont jamais été aussi vraies. Je rentre donc. Et là, mon corps commence à m’envoyer des signaux auxquels je n’avais pas fait attention. Je me sens de moins en moins bien. Je consulte, et j’essaie de trouver des solutions. Je trouve des réponses. En partie. Et là, quelques coups durs en plus à encaisser. Je me rends compte de l’effet des deux années qui viennent de passer, sur ce corps qui est le mien. Je n’ai pas vu que les choses se dégradaient, je n’ai pas fait attention. J’étais trop pris dans le tourbillon de mes responsabilités, professionnelles, personnelles, familiales. Je n’ai pas vu qu’il fallait que je ralentisse, que je lève le pied tel que l’on dit. Je n’ai pas fait attention et mon corps n’a pas aimé. Il a du me le dire à un moment donné mais je ne l’ai pas écouté. Il aurait fallu pour cela que je sorte la tête de mon quotidien trop prenant, des soucis qui polluaient mon esprit, et que je me pose ne serait-ce que quelques instants pour décrypter les messages qu’il m’envoyait. Je ne l’ai pas fait et je regrette. Mes amis les plus proches, dont certains sont parfaitement au courant de la situation me disent que je suis trop dur envers moi-même et que malgré tous mes efforts, je ne peux avoir la maîtrise de tout. Ils ont peut-être raison et peut-être que j’ai tort de m’en vouloir. Je ne me suis pas rendu compte (et j’ai toujours un peu de mal) que je m’accuse de choses que je ne pouvais que subir. Je ne suis sûr de rien cela dit. Je ne sais pas. Je fais des efforts mais je finis par rentrer dans une spirale assez néfaste pour moi.


Je ne sais pas si je me rends compte à quel point la vie d’adulte que j’ai menée ces deux dernières années a été particulièrement prenante et difficile. Je ne sais pas s’il me faut une année sabbatique pour reprendre mes esprits et faire la paix avec moi-même. Je ne vais pas mentir à ceux qui me lisent et dire que je vais à 100% bien. Ce n’est pas le cas. Ni moralement, ni physiquement. Je sais que je ne suis pas le seul. Mes quatre frères et soeurs doivent traverser la même chose. Ma mère encore plus, celle qui a perdu l’homme qu’elle a choisi il y a maintenant plus de quarante années. Celui qui lui a donné cinq magnifiques (mais pas toujours faciles) enfants. Je sais également que nous ne sommes pas seuls à avoir traversé des moments comme ceux que j’ai décrits et que de nombreuses personnes continuent de souffrir, très souvent en silence. J’ai commencé ce billet dans le but de nous rappeler collectivement que nous ne sommes pas invincibles. Il est important de le reconnaître et de se dire que nous devons faire ce qui est possible pour continuer à rester positifs. Être adulte est difficile. Très. On ne s’en rend compte qu’une fois qu’on le devient. On se rend également compte que personne ne nous en donne les clés et que nous devons nous-mêmes trouver le moyen de survivre dans ce dédale de difficultés, d’émotions intenses, de déceptions, d’espoirs qu’on n’arrive pas à toucher ne serait-ce que du bout des doigts. On réalise qu’on doit faire la dure expérience du départ, du départ sans possible retour. On se rend compte que les illusions se perdent et que les aspirations que nous avions sont pour la plupart des mirages. Et les mirages ne se touchent pas, ne se concrétisent pas. Ils nous échappent même si on leur court après de toutes nos forces, de toute notre volonté. Alors, il est important de se raccrocher au peu que l’on a. Aux êtres chers qui restent car ils ont besoin de nous, et nous d’eux. Aux bons moments même s’ils se font rares. En profiter le plus possible. A fond. Les vivre sans retenue, sans réserve en se disant que demain ne nous est pas promis. Il est crucial de prendre le temps d’écouter nos corps. Ils nous parlent. Il faut les écouter et faire ce qu’il faut. Prendre du recul après cette année 2020 n’aura jamais été aussi important. Mais prendre soin de soi encore plus. Je vous le souhaite. Je nous le souhaite.

1 Comment


syvesm
May 25, 2021

Poignant. Je comprends par quoi vous êtes passé : j'ai eu un covid dur et j'ai frôlé la mort, et mon père est décédé d'une manière trop rapide, trop subite en plein confinement et frontières fermées même pour les évacuations sanitaires. Courage la vie nous réserve le meilleur.

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