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Je suis Noir et je suis épuisé...

Et je ne suis pas le seul à l'être. Oui, je suis Noir et fatigué. Nous sommes Noirs et fatigués. Vous qui lirez ces lignes, vous retrouverez dans des camps différents: celui des Noirs, qui sans que je n'aie à l'expliquer, comprennent ce que je veux dire. Le ressentent profondément, ferment les yeux et respirent, poussent peut-être un grand cri afin d'évacuer la frustration qui est la leur au moment précis de cette lecture. Ou celui des autres, qui soit de manière sincère et spontanée, compatissent, comprennent, tendent une oreille afin d'écouter, ouvrent les yeux pour constater et agir, tendent une main pour montrer leur soutien. Ou peut-être ferez-vous partie de ces autres qui hypocritement se demanderont pourquoi le Noir que je suis, les Noirs que nous sommes, sommes fatigués. Ignorance? Mauvaise foi? Hypocrisie? Les qualificatifs ne me manquent pas en ce qui concerne cette catégorie et j'y reviendrai.


Il faudrait être un ermite pour ne pas savoir ce que vit le monde, en ce mois de Juin 2020. D'ailleurs, comme de nombreuses personnes, j'ai bien l'impression que 2020 est l'année des surprises, aucune d'elle n'étant agréable. Le monde est en feu. Il l'a été littéralement l'année dernière ainsi qu'au mois de février, à travers notre Terre qui nous parlait, via l'incandescence des flammes de l'Amazonie et des forêts d'Australie. Aujourd'hui, il s'agit d'un tout autre feu, celui dont est fait les révolutions, celui qui anime les coeurs blessés, qui nourrit la force des pauvres, des révoltés, des laissés-pour-comptes, de ceux qui n'ont pas de voix ou ceux dont la voix est matée, jamais entendue malgré des cris à répétition. C'est celui qui embrase les peuples quand ils n'en peuvent plus, d'un dictateur ayant trop longtemps fait sa loi, qui réveille une jeunesse qui veut des lendemains meilleurs et qui sait qu'elle doit agir pour s'en garantir quelques-uns.


25 mai 2020. Un homme Noir est tué par un policier blanc aux Etats-Unis. Un autre. Un de plus, un de trop. Le monde découvre l'horrible crime (oui, cette emphase en vaut la peine, cette redondance est de mise), via la vidéo postée par une adolescente qui assiste à la scène. George Floyd, un Homme Noir, est arrêté et menotté par des policiers. Ils sont quatre, il est seul. Ils le stoppent, ils le maîtrisent. George se retrouve sur le bitume, couché, mains dans le dos serrées par les puissants bracelets de fer, son corps allongé et maintenu fermement par les policiers. Un des policiers, Derek Chauvin dans un élan de zèle diabolique, décide de maintenir encore plus fermement George dans cette position de soumission et d'impuissance. Il pose son genou sur son cou. George essaie de se débattre. Il le fait car il n'est parcouru j'en suis persuadé que par une chose: son instinct de survie. Nul besoin d'être à la place de George pour voir que le policier est en train de lui faire du mal, beaucoup de mal. George se débat en vain. Il parle tant bien que mal, surtout mal. Il supplie. Il implore le policier non pas de lui enlever les menottes, de le libérer ou de le ramener chez lui. Mais de le laisser respirer. D'enlever cette massue humaine qu'il lui a posée sur le cou. George implore. Il se plaint. Il laisse savoir au policier qu'il a mal, très mal. Qu'il va mal, très mal. Son corps est endolori et il le fait savoir. Les minutes s'écoulent. Une. Deux. Trois. Les secondes deviennent longues et chacune d'elle est décisive car George sait que sa vie va s'arrêter si le policier ne fait pas ce qu'il faut, ne retire pas son genou de son cou. George est encore conscient mais plus pour longtemps. Pendant ce temps, les passants hurlent. Darnella Frazier, l'adolescente, l'héroïne qui a tout filmé, implore aussi. Rien n'est fait. Les trois autres policiers ne réagissent pas. George supplie encore. De moins en moins fort. Il dit à plusieurs reprises qu'il n'arrive pas à respirer. "I can't breathe" il dit. Et nous voilà pris de violents et terrorisants souvenirs. C'était les derniers mots d'Eric Garner, mort quelques années plus tôt entre les mains de policiers, car il ne pouvait plus respirer. George supplie. Il finit par appeler sa mère. George a 46 ans. Il ne pense qu'à une personne, sa mère. Car qui mieux qu'une maman peut nous protéger? Personne. George s'éteint peu après.


Ceci aurait pu être évité. Comme de nombreuses morts qui ont précédées celle de George. Il s'agit simplement là, d'un des nombreux cas de violences policières aux Etats-Unis, visant les populations noires. Ces violences qui ont trop souvent donné lieu à des pertes en vies qui n'étaient absolument pas nécessaires. Atatiana Jefferson, Eric Garner, Tamir Rice, Philado Castile, Michael Brown, Freddie Gray, Alton Sterling, Sandra Bland, Scott Walker, Amadou Diallo. Pour ne citer que ceux là. La liste est beaucoup plus longue. En France on a l'affaire Adama Traoré, qui depuis 2016 est un sujet brûlant dans l'Hexagone. Il a été ravivé par la mort de George Floyd. Adama, qui est mort entre les mains de la police en 2016 et à ce jour, la famille n'a toujours pas d'explication. Quatre ans plus tard.


Je suis Noir et fatigué. Pourquoi? Parce que vivant à Paris au moment des faits, j'aurais pu être Adama et que mes parents, mes frères et soeurs, auraient perdu un être cher. Parce que mon ami d'enfance, Steve, avec qui j'ai grandi à Mobil-Guinness à Douala et qui vit désormais aux Etats-Unis, aurait pu être Philando. Il aurait pu être stoppé par la police pour un simple contrôle routier, et finir criblé de balles. Cela aurait pu être de nombreuses personnes que je connais, que vous connaissez et qui vivent sur une terre qui ne les a pas vu naître, mais qui les a accueillis pour des raisons diverses: études, travail, santé, famille... et qui va les engloutir précocement à cause d'une institution qui fait sa loi, qui traite de manière injuste et disproportionnée les populations noires et autres minorités, comparé à la majorité blanche. Aussi loin que cela puisse nous paraître car nous ne vivons pas tous aux Etats-Unis, en France ou dans un autre pays d'Occident où de telles violences se produiraient, ces histoires m'affectent personnellement et je ressens à chacune de ces morts injustes, une immense blessure, la sensation de perdre un frère lointain, une soeur que je n'avais pas encore rencontrée. Nous aurons tous certes des degrés différents quant à ce que nous ressentons face à ces histoires car les événements font plus ou moins mal, selon le niveau de proximité, souvent géographique, mais aussi selon le contexte historique. Ceci est un autre débat dans lequel je ne rentrerai pas aujourd'hui.


Je suis aussi fatigué du silence complice d'une immense partie de la population blanche. Nos amis, camarades, collègues, connaissances, souvent familles à travers les alliances qui sont faites. Je suis fatigué à l'ère des réseaux sociaux, de ne pas voir, ne serait-ce qu'un retweet de soutien, une photo ou un post sur Instagram, quelques lignes sur Facebook, pour montrer qu'ils sont là, qu'ils comprennent et qu'ils prêtent au moins l'oreille et tendent cette main que je mentionnais plus haut. Je suis fatigué de leur silence qui est complice. Je n'ai plus la patience pour leur complaisance, pour leur gêne de pouvoir s'exprimer sur ces sujets qui ne devraient pas que concerner les Noirs, mais concerner non seulement la société toute entière, et précisément la majorité blanche par qui est né le racisme, et par qui il est encré dans les mentalités et transmis de génération en génération, par qui il est inscrit de manière systématique et systémique dans la société. Je suis fatigué du silence de notre entourage blanc qui fait semblant de ne pas voir, semblant de ne pas comprendre, semblant de ne pas savoir, mais qui bénéficie des retombées de ce racisme qui leur donne plus facilement l'accès à l'éducation, l'emploi, à la santé, aux crédits, aux richesses, tout ce qui perpétue le confort et le bien être dans lequel ils se trouvent depuis de générations. Je suis fatigué que nous ayons à changer notre adresse sur nos CV afin d'être reçus à un entretien d'embauche. Je suis fatigué que nous ne soyons pas reçus à un entretien d'embauche à cause de nos noms africains. Je suis fatigué que nous soyons suivis dans des magasins par les agents de sécurité parce que nous sommes noirs donc risquons de voler des articles car tels sont les clichés perpétrés et les consignes données. Je suis fatigué que les femmes Noires meurent plus en couches par manque de soins ou d'accès à ceux-ci. Je suis fatigué que pour les mêmes délits et crimes, les Noirs soient plus sévèrement punis par la loi, que les Blancs qui commettent les mêmes délits et crimes. Je suis fatigué qu'on nous demande de rentrer chez nous, lorsque ce chez nous est pillé depuis plus de 400 ans par les pays occidentaux. Chez nous c'est là où le soleil brille, au propre comme au figuré. Chez nous c'est là où nous trouverons notre prospérité et si elle se trouve sur les terres qui vous abritent, vous les partagerez avec nous, de gré ou de force. Je citerai ici la brillantissime Fatou Diome: "On sera riches ensemble, ou on va se noyer tous ensemble". Alors, pour notre entourage Blanc et le votre aussi, votre silence silence en dit long. Très long. Je regarde. Nous regardons. Et nous n'oublierons pas.


Nous avons au sein de notre communauté des conversations qui sont de plus en plus difficiles, de plus en plus intenables. Une amie qui m'est très chère nous demandait ce matin à l'heure où je bouclais cet article, quand est-ce que cela s'arrêtera, pourquoi sommes-nous toujours considérés comme des sous-hommes? Cette question revient souvent et le débat sur la manière de changer la dynamique est de plus en plus présent car il nous faut changer la dynamique. Il ne faut pas s'arrêter au débat, aux idées mais passer à l'action. Action forte et concrète. Il nous faut plus de cohésion, d'efforts qui nous permettront d'inverser la tendance. C'est la raison pour laquelle je veux terminer ce billet sur une note optimiste. Monsieur George, vous avez secoué le Monde. Vous n'auriez jamais dû mourir et votre mort ne doit pas être vaine. Un véritable élan souffle à travers les pays. Le feu dont je parlais plus haut se ressent des Etats-Unis à la France, en passant par l'Allemagne, la Scandinavie, et va jusqu'à l'Australie. Une nouvelle génération est à l'oeuvre et elle n'acceptera sûrement par les injustices du passé. Je suis optimiste à la vue de Noirs qui se lèvent comme un, et de personnes de tous horizons qui se joignent à eux. Le chemin est long et va être ardu. Des solutions sur le long terme il nous faudra en trouver. Peser sur l'échiquier, intellectuel, économique, politique, social, culturel. Nous devons, depuis l'Afrique vers tous les autres continents, réussir dans tous ces domaines. Nous allons y arriver. Cette nouvelle génération dont je fais partie, le fera, coûte que coûte et contrairement à notre état actuel, nous ne nous fatiguerons pas de nous battre.

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